Les trois tâches de l’après-non
lundi 6 juin 2005.
Empêcher le recul social, rompre avec la logique monétariste, faire entendre les peuples...
Le non vient de l’emporter sans la moindre ambiguïté avec un vote massif des classes populaires. Ce résultat vient de loin. Il est ancré dans les mobilisations sociales et citoyennes de ces dernières années marquées par un refus de plus en plus fort des politiques néolibérales dont l’apparition à l’échelle internationale du mouvement altermondialiste est le signe le plus tangible. En France même, le refus réitéré de nos concitoyens d’accepter les politiques néolibérales s’est manifesté scrutin après scrutin et ce, quel que soit le gouvernement en place. Après les grandes manifestations contre la « réforme » des retraites, les mouvements sociaux de ces derniers mois ont encore montré, s’il en était besoin, la force de ce rejet. Dans cette situation, l’autisme des principaux dirigeants politiques de ce pays, de droite comme de gauche, n’en est que plus frappant, de même que la constance du Medef dans ses projets de régressions sociales. C’est cet autisme qui a d’abord été sanctionné le 29 mai. Ce résultat marque l’échec d’une pédagogie de la résignation et le retour de la politique contre la communication.
Nos concitoyens seront-ils entendus ? Au vu des premières réactions des responsables des principaux partis politiques, rien n’est moins sûr. Il faut certes faire la part des réactions obligées et convenues. Néanmoins, il est à craindre que les petits calculs politiciens l’emportent sur la réflexion nécessaire. Pourtant, cette campagne référendaire est riche d’enseignements. Trois faits, particulièrement importants pour l’avenir, peuvent être notés. Alors que certains s’évertuent régulièrement à nous présenter une société française dépolitisée, composée d’individus nombrilistes, c’est au contraire un peuple conscient des enjeux et s’investissant dans la vie politique que la campagne référendaire nous a montrée. Le nombre considérable de réunions d’information, organisées notamment à l’initiative d’Attac ou de la fondation Copernic, a permis que le débat irrigue en profondeur la société française. Pour avoir totalement sous-estimé cette soif de politique, les responsables des partis traditionnels, notamment à gauche, ont mené une campagne électorale qui n’a cessé de patiner, incapables de répondre aux questions que se posaient les Français.
Le deuxième fait caractéristique de cette campagne a été la dynamique unitaire originale qui s’est créée autour du non européen, démocratique et antilibéral, ce qu’on a appelé le « non de gauche ». Près d’un millier de collectifs unitaires ont vu le jour, où se sont côtoyés militants politiques, associatifs, altermondialistes, syndicaux, principalement de la FSU , de la CGT et de l’Union syndicale Solidaires , mais aussi souvent de simples citoyens non encartés désireux de s’investir pour une échéance jugée décisive. Fait remarquable, dans un mouvement syndical marqué par la division, plus de 6 000 responsables syndicaux ont signé en quelques jours un appel intersyndical appelant à rejeter ce traité constitutionnel. Transcendant les appartenances organisationnelles, l’apprentissage du travail en commun et la confiance qui s’est construite dans cette campagne laisseront des traces pour l’avenir et rendront difficiles d’éventuelles manœuvres d’appareil visant à confisquer une victoire collective.
Le troisième enseignement de cette campagne est la force de l’idée européenne. C’est parce que le non se voulait européen qu’il l’a emporté. C’est au nom de l’Europe que le combat contre le traité constitutionnel a été mené. Contrairement à ce qu’affirmaient les partisans du oui, le débat n’a pas porté sur la nécessité de la construction européenne mais sur ses modalités. Le refus des partisans du oui d’accepter ce débat a été une des raisons de leur déconfiture. Nos concitoyens se sont emparés de la question européenne en comprenant que celle-ci est aujourd’hui une question nationale. Ils ont fait, à juste titre, le lien entre les orientations gouvernementales et une construction européenne organisée autour d’un axe, le marché, et avec un seul objectif, le développement de la concurrence. Pour changer les unes, il faut changer l’autre.
Le rejet du traité constitutionnel européen par les électeurs français ouvre une période inédite dans la construction européenne. La victoire du non crée des opportunités nouvelles. En bloquant un processus présenté comme irréversible par ses promoteurs, elle force le débat public dans toute l’Europe sur les finalités et l’organisation de l’Union. Le non français aide donc à créer un espace public européen et renforce l’identité de l’Union en permettant qu’une pluralité de choix sur l’avenir de l’Europe puisse être discutée. Ce résultat donne des responsabilités nouvelles à ceux qui défendent l’idée d’une « autre Europe », une Europe des droits et de la solidarité entre les peuples.
Il s’agit aujourd’hui d’agir, à l’échelle européenne, dans trois directions. Il faut d’abord bloquer les projets de directives porteuses de régressions sociales (directive sur le temps de travail, directive Bolkestein, directive de libéralisation des transports, etc.), que la Commission et les gouvernements ont hypocritement mis de côté pendant la campagne référendaire française.
Au-delà, une réorientation des politiques européennes est à l’ordre du jour. Il faut rompre avec la logique monétariste et néolibérale actuellement à l’œuvre pour se tourner vers la lutte contre le chômage et la précarité en favorisant le développement des services publics et la mise en place de critères de convergence sociaux qui permettraient d’éviter le dumping social.
La discussion en cours sur le futur budget européen revêt dans ce cadre une importance politique considérable si on veut rompre avec la logique de la concurrence entre les peuples et que l’Union se dote d’instruments nécessaires pour permettre une politique de solidarité avec les nouveaux pays entrants.
Il faut enfin engager sans attendre un processus populaire constituant à l’échelle européenne. La construction européenne doit devenir l’affaire des peuples et sortir des négociations diplomatiques entre gouvernements. Les peuples sont les grands exclus de cette construction, il faut qu’ils en deviennent le centre. Les mouvements sociaux, le mouvement syndical européen, le mouvement altermondialiste, le mouvement féministe doivent prendre ensemble l’initiative d’un vaste débat public qui permette aux peuples d’Europe de faire entendre leur voix. Dans ce cadre, le prochain Forum social européen, qui se tiendra à Athènes en avril 2006, peut être un moment fort dans cette dynamique.
Il serait vain d’attendre de la Commission et des gouvernements actuels qu’ils adoptent spontanément des orientations qu’ils ont jusqu’à présent combattues avec énergie. Rien ne se fera si ne sont pas créés les rapports de forces nécessaires à l’échelle européenne. La victoire du non en France est un point d’appui qui doit permettre de développer les mobilisations sociales et citoyennes pour imposer des orientations nouvelles. C’est à cela qu’il faut maintenant s’attacher.
Par Annick Coupé, Pierre Khalfa, Jean-Michel Nathanson
secrétaires nationaux de l’Union syndicale Solidaires .
Voir en ligne : Libération