Il est vrai que les exemples passés ne plaident pas vraiment en faveur de l’avenir. Chacun se souvient de la manière dont le Crédit Lyonnais s’est fait abuser par les dirigeants de sa filiale batave. Ce qui l’a conduit à se retrouver, bien malgré lui, le principal bailleur de fonds de l’Italien Giancarlo Paretti dans sa tentative de rachat des studios MGM. Plus récemment, c’est le groupe Dexia qui est tombé de haut après avoir racheté au groupe Aegon la banque Labouchère pour quelque 900 millions d’euros. A peine le français avait-il pris possession des murs qu’il se voyait réclamer plus de 3 milliards d’euros par des clients de cette maison, piégés par un placement mal conçu, et qu’il était contraint de passer une provision de plus de 450 millions d’euros. Même si ce litige est aujourd’hui en voie d’être réglé, les dirigeants de Dexia conservent un souvenir douloureux de leur incursion aux Pays-Bas. Et que dire des mariages restés inaboutis de Pechiney et de la filiale néerlandaise de Corus, du CCP et d’ ING ou bien de Rhodia et de DSM ?
Bien sûr, ces cas de figure sont très dissemblables les uns des autres. Mais ils témoignent tous d’une certaine difficulté pour des Français et des Néerlandais à parler le même langage, à partager le même intérêt, à concilier leur vision des affairés. Cela s’explique par des raisons à la fois historiques, culturelles et juridiques.
Alors que la France est la terre d’élection du capitalisme d’Etat, il existe aux Pays-Bas une véritable tradition de capitalisme marchand. bans « La Dynamique du capitalisme », Fernand Braudel a très bien montré comment le centre de gravité de l’Europe a brusquement basculé, autour de 1600, des ports de la Méditerranée vers ceux de la mer du Nord : Londres, Anvers ; et surtout Amsterdam. Et pendant plus de deux siècles, jusqu’à œ que la révolution industrielle donne l’avantage à la Grande-Bretagne, la Hollande a fait figure de première place commerciale et financière au monde.
Le sociologue Max W ber explique en grande partie œ décollage économique par ,l’esprit de la réforme et l’« éthique protestante », qui voyait dans le profit une véritable action de grâces. Braudel insiste, lui, sur la manière dont. était organisé le pouvoir politique. Alors que sous la France monarchique, le commerce était considéré comme une activité trop dégradante pour être exercée par la noblesse, « en Hollande, au XVIIe siècle, rappelle l’historien, l’aristocratie des régents gouverne dans l’intérêt et même selon les directives des hommes d’affaires, négociants ou bailleurs de fonds ». fi faudra attendre plus de deux siècles et la révolution de juillet 1830 pour voir ,la bourgeoisie ,.
française des affaires s’emparer vraiment du pouvoir.
Il en est resté en France une forte culture du capitalisme d’Etat, illustrée par un interventionnisme important et par une régulation systématique du marché. Illustrée surtout par un arsenal juridique où rien n ’est laissé au hasard, y compris dans le droit des sociétés, pour amener le chef d’entreprise à agir dans l’intérêt de ses actionnaires. Le droit hollandais, c’est exactement l’inverse. Rien n’y est figé. La plus grande liberté de manœuvre est laissée aux dirigeants dans la conduite de leurs affaires. Le pragmatisme l’emporte toujours sur la contrainte.
C’est pour cette raison que tant de groupes français et européens prennent peu à peu le chemin d’Amsterdam ou celui de La Haye afin de profiter non seulement d’une fiscalité avantageuse, mais surtout d’un droit très accommodant. Le groupe Wendel Investissement ; présidé par Ernest-Antoine Seillière, y a installé bon nombre de ses filiales. Dès sa conception, EADS, y a tout naturellement localisé son siège, comme le groupe franco- italien STMicroelectronics.. Et, à peine nommé à la tête de Gucci, l’ancien avocat Domenico De Sole a pris le soin de domici1ier dans la Venise du Nord le célèbre maroquinier florentin. Si bien que les spécificités du droit néerlandais lui ont permis à la fois de s’opposer à la montée en puissance de L VMH dans son capital et de conserver pendant
quelque temps son autonomie de gestion malgré le contrôle exercé par le groupe Pinault-Printemps-Redoute. Mais cela n’a pas empêché pour autant les juges bataves de le remettre dans le droit chemin, lorsqu’il a été amené à agir contre l’intérêt de ses actionnaires. De leurs histoires et de leurs cultures, les deux pays ont aussi hérité des modes de gestion très différents. Quand en France on recherche en priorité un arbitrage, aux Pays-Bas on met surtout l’accent sur le consensus. C’est là encore le fruit d’une vision « marchande » du monde des affaires qui privilégie en permanence la satisfaction de !Putes les parties prenantes. Et c’est bien parce que les administrateurs du CCF, sans marquer d’opposition, n’étaient pas franchement emballés par l’idée d’un rapprochement avec ING que le groupe batave a retiré son projet d’OP A aussi rapidement qu’il l’avait déposé. C’est parce que les membres du conseil de surveillance de Corus NBV n’étaient pas tous favorables au projet de rachat présenté par Pechiney que les actionnaires britanniques du sidérurgiste ont dû renoncer à cette opération. C’est aussi parce que les dirigeants de KLM ont cherché à obtenir un’ consensus parfait. autour du, projet d’alliance avec Air France que les discussions ont duré si longtemps et ont pu paraître aussi laborieuses.
Mais comme tout bon marchand qui se respecte, les Néerlandais connaissent la valeur d’un contrat, le prix d’une signature, le respect de la parole donnée. Et la Société des Bourses françaises n’a jamais eu à regretter d’avoir fusionné avec ses homologues belges et bataves pour donner naissance à Euronext, une société de droit néerlandais. De la même marnière, Jean-Charles Naouri n’a aucun raison de déplorer aujourd’hui les quatre mois de discussions à rebondissements qui lui ont été nécessaires pour pouvoir entrer au capital de Laurus. Si le mariage du ciel conclu par Air France et KLM n’a pas reçu d’emblée l’onction des marchés, il n’est donc pas pour autant condamné d’avance.
YVES DE KERDREL est éditorialiste aux « Echos "