De Brink’s et de broc
lundi 26 avril 2004.
En grève depuis près de dix jours, les agents de sûreté aéroportuaire de la Brink’s dénoncent les conditions de travail d’un métier encore jeune. Recrutés après le 11 septembre, ils proviennent d’horizons très divers.
Il faut s’engouffrer par une porte discrète dans le hall de l’aérogare, descendre des escaliers vers les sous-sols. C’est un espace tout en longueur, de carrelage sale, sous une voûte de béton parcourue de fils électriques. Dans deux petites salles attenantes, des tables, quelques chaises, un frigo. C’est là qu’habituellement viennent se reposer lors de leur pause les agents de sûreté de la Brink’s, chargés du contrôle et du filtrage des passagers au départ d’Orly-Ouest. C’est là qu’ils ont établi leur QG de grève. Il y a dix jours, ils ont laissé tomber les magnétomètres et abandonné les portiques de détection.
Comme tous les jours de la semaine dernière, une grosse centaine de salariés tuent le temps entre deux AG, jouent aux cartes, aux dominos, dans la fumée des cigarettes. On trouve des anciens comédiens sans cachet, un compositeur de musique, un informaticien, une étudiante destinée à l’interprétariat qui parle six langues, un ancien inspecteur commercial de 58 ans licencié par Peugeot. La plupart ont été embauchés dans les mois qui ont suivi le 11 septembre 2001, quand les effectifs ont explosé et que les exigences nouvelles ont conduit à créer un nouveau métier : agent de sûreté aéroportuaire. Ils ont répondu à des annonces, se sont présentés spontanément. « Il y a de tout. Des petits jeunes des cités, des gens qui sont arrivés là après des accidents de parcours, drames familiaux, licenciements », dit Patrick, un ancien prof de 55 ans, ex-mao des Beaux-Arts en 68, qui a passé cinq ans au chômage et plusieurs mois dans le Caucase en mission humanitaire, avant d’être embauché en 2002.
Tous réclament des embauches, une amélioration de leurs conditions de travail, une augmentation de leur « prime panier » (baissée à 2,90 euros pour le déjeuner). En novembre, la Sifa, filiale d’Aéroports de Paris, leur ancien employeur, a perdu le marché du filtrage des passagers au profit de la Brink’s. L’entreprise, contrainte de reprendre l’essentiel de l’ancienne équipe, a imposé une sèche application de la convention collective (celle de la sécurité et de la prévention - vigiles, gardiens -, à laquelle a été ajoutée une annexe spécifique au métier de la sûreté à l’été 2002). La direction, qui refuse de négocier avec les représentants de salariés en place, a qualifié les grévistes de « groupuscule extrémiste ayant pour seul but de déstabiliser l’entreprise ». Des « insultes » qui ont fait bouillir le sang. Après plusieurs jours de conflit, les grévistes ont décidé de rendre les coups et de « renvoyer chacun à ses responsabilités ».
Dans un coin, Pierre [1]s’est installé à une table pour collecter les témoignages des employés sur les irrégularités constatées ces derniers mois dans l’exercice de leur mission. Les magnétomètres sans batterie, la pression et les manques d’effectif qui conduisent à contrôler à la hâte les passagers aux heures de pointe et à se rattraper en faisant du chiffre sur les vols les moins remplis. Les postes « filtrage » occupés par quatre employés au lieu de cinq. L’hypocrisie qui consiste à faire du zèle quand le contrôleur d’Aéroports de Paris est là. Les feuillets manuscrits sont rassemblés dans une pochette, ils seront compilés et donnés à la presse : « Pour qu’on voie qui est irresponsable. » Pierre est chef d’équipe. Sans mandat syndical, il est l’un des cadres improvisés d’un conflit où il est entré « par révolte » : « J’en ai marre de cautionner ces conneries. Le jour où on est entré en grève, la direction a donné ordre de ne plus ouvrir un seul bagage sur une dizaine de vols pour ne pas créer de retard. » Contrairement à ce que suggère la direction, les grévistes d’Orly ne sont pas des militants roués à la lutte, mais des salariés excédés par leurs conditions de travail et las d’une direction « muette comme un fourgon blindé ».
Pour Aéroports de Paris, donneur d’ordres, c’est l’urgence du recrutement dans l’après-11 septembre qui explique les frictions d’aujourd’hui. « Il y a une remise à plat du métier. Après les attentats, il y a eu une augmentation très forte des effectifs. Ce marché se structure aujourd’hui. Les grandes entreprises comme la Brink’s ou Securitas apportent un professionnalisme auquel les salariés n’étaient pas habitués. Les sociétés sont aussi tenues de reprendre 85 % des effectifs en place, qu’elles n’auraient pas choisis », analyse un responsable d’ADP. Depuis dix jours, les « extrémistes d’Orly-Ouest » affirment au contraire que le glissement continu vers la sous-traitance constitue la pire menace pour leur nouveau métier. Ils en veulent pour preuve que la Brink’s, avant de se reprendre en embauchant, avait voulu regagner le marché à moindre coût en diminuant de 400 à 250 le nombre d’employés.
Voir en ligne : Libération
Notes
[1] Son prénom a été modifié.