Le droit du travail sera-t-il bientôt... hors la loi ?
mardi 12 mars 2002.
La refondation juridique rêvée par le Medef inspire les principaux candidats à la présidentielle.
Le sujet est explosif. De la loi ou du contrat, lequel doit primer dans une économie ouverte et mondialisée ? Au sein des Quinze, après avoir fait alliance avec le chancelier allemand Gerhard Schröder, le Britannique Tony Blair s’est choisi un nouvel allié en la personne de son homologue italien, Silvio Berlusconi, pour entraîner l’Europe sur le chemin d’une plus grande liberté aux entreprises et d’une flexibilité élargie. Soutenu par l’Espagnol José Maria Aznar, dont le pays préside l’Union européenne jusqu’à la fin juin.
La France, elle, avait choisi son camp depuis longtemps, donnant la suprématie au législateur, mais voilà que l’approche de l’élection présidentielle fait entonner un autre refrain... Sans surprise, Alain Madelin, président de Démocratie libérale et candidat à l’Elysée, veut que « l’on fasse un peu plus confiance au contrat, aux gens, et que l’on renvoie la loi au strict nécessaire... », tandis que Jacques Chirac entend laisser l’initiative aux partenaires sociaux pour les réformes touchant « aux relations et à l’organisation du travail », souhaitant néanmoins que « la loi reste au-dessus des normes ». Jusqu’à Lionel Jospin qui bat sa coulpe. Dans son livre d’entretiens avec Alain Duhamel, le premier ministre regrette la tendance de son gouvernement à « avoir voulu trop légiférer et pas assez contracter ». Le débat prend de l’ampleur. Le Conseil économique et social, vient de s’autosaisir du dossier afin de clarifier ce qui relève de la loi et de la négociation.
Il faut chercher l’origine de cette effervescence du côté du Medef et de sa Refondation sociale lancée en 1999. L’un des chantiers, « Voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective », a accouché d’un accord, en juillet dernier, avec quatre centrales syndicales, la CGT retenant sa plume. Le texte plaide pour une nouvelle hiérarchie des normes : les principes fondamentaux du droit qui relèvent de la loi seraient largement amputés ; le SMIC et la durée légale du travail pourraient ne plus en faire partie. Quant à leurs modalités d’application, jusqu’alors pré carré du législateur, elles seraient négociées par les partenaires sociaux. En cas de refus ou d’échec du dialogue, le processus législatif reprendrait son cours. Cette nouvelle architecture ne nécessiterait pas moins qu’une révision de la Constitution et du code du travail.
Bref, Ernest-Antoine Seillière et Denis Kessler, le tandem de tête de l’organisation patronale, veulent maintenant une Refondation juridique. Et ce avec la bénédiction presque unanime des syndicats. La démarche leur semble d’autant plus légitime que l’ensemble des protagonistes met en regard le modèle social européen basé, depuis le traité de Maastricht, sur le principe de la subsidiarité : la Commission donne priorité à la négociation collective avant de prendre une initiative juridique.
Le chantier est sensible car, comme l’explique Udo Rehfeldt, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), « la prééminence de l’Etat dans les relations sociales, afin de combler les vides dus à l’absence de régulation autonome des partenaires sociaux, fait de la France une exception européenne ». Il faut ainsi se souvenir que la section syndicale dans l’entreprise n’a été officiellement reconnue qu’en 1968. Le dossier est également porté, plus conjoncturellement, par la volonté patronale et syndicale de redorer leur blason après la confiscation de l’élaboration des 35 heures par la première loi Aubry.
De là à conclure que la loi est trop rigide et le dialogue social au point mort serait un contresens. Depuis vingt ans, les accords dérogatoires au droit commun se développent. Plus généralement, en 2000, 30 000 accords d’entreprise ont été signés, dont plus de 60 % concernant l’aménagement et/ou la réduction du temps de travail car - et les partenaires sociaux l’oublient parfois un peu trop vite dans leur discours - les lois Aubry ont largement incité les négociateurs à se retrouver autour d’une table. Quel est le leitmotiv de cette fiction sociale ? Bâtir des règles au plus près du terrain, afin de répondre aux exigences de compétitivité des entreprises. Mais avec quelles conséquences ? Outre le fait que les droits des salariés pourraient faire l’objet de dumping social, cette construction des normes au niveau de la branche et de l’entreprise crée un émiettement des situations, « porteur d’inégalités et d’un risque d’accentuer une société à plusieurs vitesses », estime Marie-Armelle Souriac, professeur de droit à l’université Paris-X.
Un argument que le Medef balaie d’un revers de la main en arguant que c’est faire peu de cas du sens de la responsabilité et de la vigilance syndicales. Et que, en tout état de cause, de nouvelles règles de représentativité seraient mises en place pour éviter l’écueil des accords signés par des organisations minoritaires. Ces garanties suffisent-elles ? Pas vraiment, à en croire Marie-Armelle Souriac : « Les partenaires sociaux s’érigent en garants de l’intérêt général, or ils ne sont pas élus et ne représentent qu’une fraction de la nation. » Une opinion partagée par Antoine Lyon-Caen, également professeur de droit à Parix-X, qui rappelle que « la loi, issue d’un processus démocratique, est supposée avoir une valeur plus collective que le contrat ».
Les experts s’entendent pour dire ainsi que les premières victimes de la concentration de la négociation au niveau de l’entreprise seraient les salariés des PME, où le rapport de forces leur est très défavorable. Pour Udo Rehfeldt, la démocratie sociale française basculerait alors dans le scénario anglais. Non pas celui de la forte tradition syndicale qui existait dans ce pays précocement industrialisé, mais celui de l’après-thatchérisme.
Francine Aizicovici et Marie-Béatrice Baudet
Voir en ligne : Le Monde