Créer un univers de travail qui donne envie de rester
lundi 16 juin 2003.
Interview de Serge Volkoff [1], ergonome, par Muriel GREMILLET dans libération du lundi 16 juin 2003
L’allongement de la vie professionnelle repose sur l’idée que le travail pénible régresserait. Qu’en est-il vraiment ?
On se trompe en imaginant que le travail pénible régresse. Le pourcentage de salariés qui disent devoir tenir une posture pénible au travail est passé de 16 % à 37 % en quinze ans. Effectivement, les contraintes physiques extrêmes, comme le travail dans de grosses chaleurs ou qui implique de porter des charges extrêmement lourdes, sont en baisse. En revanche, les contraintes moyennes à fortes s’étendent, conséquence des impératifs de temps. Les charges ne sont pas plus lourdes à porter mais il faut aller de plus en plus vite. Quand on a moins de temps pour faire le travail, les tâches deviennent vite pénibles. On a moins le temps pour se préparer à faire le bon geste.
La nouvelle pénibilité au travail serait donc liée aux contraintes temporelles ?
On ne se contente pas de demander aux salariés de travailler vite, on leur demande de travailler dans l’urgence. Les salariés doivent notamment faire face à l’introduction de contraintes « commerciales » dans l’univers industriel. Par exemple, le métier de routier a bénéficié de progrès techniques importants, notamment pour le chargement et le déchargement des camions. Mais grâce au suivi radio des véhicules, les modifications des programmes de livraison sont constantes. On demande aux salariés de prendre des responsabilités, d’assumer des objectifs de plus en plus importants. Sans leur donner les marges de manœuvre nécessaires pour cela. Les contraintes de temps sont serrées, les liens au travail sont distendus, beaucoup de salariés sont débordés et n’osent plus demander de l’aide à des collègues qui le sont aussi. On se débrouille, ce qui rend le travail pénible. Dans des situations de ce type, les salariés ont le sentiment que le travail est mal fait et n’a plus de sens.
Comment, dans ces conditions, faire travailler plus longtemps les gens ?
En France, le modèle qui régit la gestion des carrières est fondé sur un échange simple : des conditions de travail difficiles, en contrepartie de carrières professionnelles courtes. Aujourd’hui, deux tiers des gens quittent leur travail avant l’âge de la retraite. L’âge de cessation d’activité est de trois ans inférieur à l’âge de départ en retraite. Si, déjà, on arrivait à faire coïncider ces deux âges, on résoudrait une grande partie des problèmes actuels de financement des pensions. Mais pour que les gens puissent avoir envie de continuer à travailler plus longtemps, il faut améliorer les conditions de travail. Comme ce qui s’est fait dans les pays scandinaves.
Parfois, il ne faut pas grand-chose pour qu’une situation intenable au travail devienne tenable. En introduisant du temps partiel, en desserrant un peu les effectifs, en rallongeant les délais, en faisant attention aux compétences réelles des salariés. Dans ces conditions, un quinqua qui rêve d’une préretraite peut retrouver l’envie de travailler jusqu’à 60 ans.
Y a-t-il des gens heureux au travail et prêts à travailler longtemps ?
Généralement, les gens ont un rapport ambivalent à leur propre travail. Ils sont débordés, ils se plaignent. Mais si leur travail est varié, leur permet de toujours apprendre ou d’être utiles, il devient gratifiant. Dans ces conditions, les carrières longues sont beaucoup mieux supportées. Il faut donc créer des univers de travail soutenables, des univers qui ne donnent pas envie de fuir.
Voir en ligne : Libération
Notes
[1] Serge Volkoff est statisticien et ergonome. Il dirige le Créapt, le centre de recherches spécialisé sur le vieillissement au travail. Il a participé à une étude demandée par la direction d’Air France sur « la gestion des ages de la vie professionnelle » en 2001.