Les affaires récentes permettent d’identifier les différents maillons de cette chaîne de création de valeur un peu particulière. On y croise de grandes banques d’affaires qui ont pignon sur rue, avec une prédilection particulière pour le Luxembourg. Les dirigeants de Parmalat avaient ainsi créé pas moins de six sociétés écrans au Grand-Duché, où siègent dix-sept banques italiennes dont une bonne partie remplit donc des fonctions assez classiques de receleur. Mais il ne suffit pas de blanchir l’argent détourné, il faut également maquiller les comptes. C’est la tâche impartie à des cabinets spécialisés et à des agences de notation chargées de donner une image flatteuse des entreprises. Ce sont souvent leurs fausses man¦uvres qui conduisent à faire sortir les affaires, un peu à l’instar de la simple fraude fiscale qui a permis de faire tomber Al Capone. Dans le cas d’Enron, on se souvient que le célèbre cabinet Arthur Andersen n’a pas survécu à ses tripatouillages.
Voilà donc la face cachée d’un système qui prétend imposer aux travailleurs une modération salariale inéluctable, dont la contrepartie se retrouve sous forme de stock options somptueuses, de parachutes dorés à la Messier et d’autres transvasements moins « légaux ». Ce sont les bénéficiaires de ce système qui paient des bataillons entiers d’idéologues, d’économistes ou de publicistes, afin d’ériger en normes de la modernité cette totale liberté d’action qui leur permet ensuite de mener à bien les délocalisations, les restructurations et les détournements, bref de ponctionner largement la richesse créée. Quand leur image devient trop repoussante, les grandes compagnies, comme Elf-Total-Fina, s’offrent les services d’experts aussi indépendants que Kouchner, aveugle au travail forcé organisé en Birmanie, et dont la petite entreprise (BK Conseil) devrait en toute justice connaître le même destin qu’Arthur Andersen.
Un tel degré de corruption est une composante intrinsèque du capitalisme contemporain, qui pose la question d’une régulation nécessaire. Il est en effet impossible de s’accommoder de ce mode de fonctionnement qui corrode l’ensemble de la société et s’alimente d’une irrépressible montée du chômage de masse et des inégalités. Ce serait donc faire ¦uvre d’utilité publique que de placer quelques grains de sable dans cette machine à broyer le social. Mais les patrons ont bien compris le danger, comme en témoigne une certaine morosité que l’on a pu observer à leur assemblée générale, organisée comme chaque année à Davos. Qu’un aussi fin connaisseur que Georges Soros ait pu affirmer qu’il ne fallait pas laisser le pouvoir aux « intégristes des marchés financiers » devrait mettre la puce à l’oreille. Le risque est grand en effet que ce soit les milieux d’affaires eux-mêmes qui prennent l’initiative d’aménagements cosmétiques permettant, à moindre frais, de dédouaner l’ensemble de la profession. La section française de l’ONG Transparency International est animée par le président de France-Télécom, Michel Bon et par l’ancien PDG de la Caisse des Dépôts. Cela devrait faire réfléchir : comment faire confiance à ces chantres de la privatisation pour revenir sur la déréglementation qu’ils ont contribué, à leur place, à promouvoir ? Seule une intervention citoyenne, rigoureusement indépendante, allant à la racine du mal, est à même de faire avancer les mesures coercitives qui permettrait de mettre un point d’arrêt à cette impressionnante dérive délictueuse.
(par Michel Husson, économiste, membre du Conseil scientifique d’Attac France)