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Article de l’Express du 16/02/2004

Les insoumis de l’entreprise

mardi 17 février 2004.


Ils sont jeunes, précaires, mal payés... et donnent des cauchemars à leurs employeurs. Leurs actions médiatisées tranchent avec celles des syndicats traditionnels et les mettent en phase avec la mouvance altermondialiste. Feu de paille ou naissance d’un pôle contestataire ?

Depuis qu’elle a créé, en novembre 2003, le maxisyndicat [1], un site Internet consacré à l’entreprise où elle travaille, Maxi-Livres, Latifa Abed a été convoquée à trois reprises par son employeur pour des entretiens préalables au licenciement. Trois fois en trois mois, dont une lettre recommandée reçue le 24 décembre 2003. Au pied du sapin. Motif de la colère patronale ? Sur ce site intersyndical, qui regroupe la CGT, FO et SUD, la déléguée CGT a eu l’audace de reproduire des courriers échangés entre les représentants élus et l’inspection du travail.

Ce lundi de janvier, à 17 heures, Latifa vient de terminer sa journée de travail au magasin dont elle est responsable, une minuscule échoppe dans les sous-sols de la station de métro de la gare de Lyon, à Paris, devant laquelle passent des foules compactes de banlieusards pressés. « Regardez, dit-elle, indignée, en brandissant les originaux des courriers incriminés, où voyez-vous écrit « confidentiel » ? Ces lettres me sont adressées en tant que représentante de l’ensemble des salariés. C’est mon devoir de les faire circuler. » Pour que l’information atteigne efficacement 550 salariés, éparpillés dans plus d’une centaine de magasins, quoi de plus naturel que de créer un site Internet ? Sur son site, Latifa manie un humour corrosif. Elle dénonce les mauvaises conditions de travail et affiche un roman-photo pas du tout rose : une visite guidée des coulisses de son magasin, entre poubelles, WC sales et murs suintants...

La direction de Maxi-Livres n’apprécie pas vraiment ce style de communication directe ! La jeune femme et son patron, Xavier Chambon, ont beau avoir exactement le même âge (38 ans), ils se haïssent. Entre la syndicaliste révoltée, quinze ans de maison, et son PDG, un ancien de L’Oréal appelé dans l’entreprise familiale par son oncle, ce n’est pas du courant qui passe, c’est du 100 000 volts ! « Je ne peux pas accepter qu’on attaque ainsi l’entreprise, rétorque Xavier Chambon, qui s’avoue complètement dépassé par un combat qualifié de « politique ». « Tout ce que je souhaite, c’est qu’elle respecte ses devoirs dans l’entreprise. » Autrement dit, qu’elle rentre dans le rang. On peut toujours rêver... En attendant, les clients continuent de venir déchirer leur carte de fidélité devant les caisses, en lançant : « Vous êtes des pourris ! »

 Les militants s’attaquent aux points faibles de l’économie contemporaine.
Leur arme : la communication.

« Le paradigme du 11 septembre »
Les méthodes de Latifa et de ses camarades, militants de SUD, de la CGT ou de la CNT, livreurs chez Pizza Hut, employés de McDonald’s ou d’Eurodisney, magasiniers chez Monoprix ou femmes de ménage dans des hôtels du groupe Accor, donnent des cauchemars à leurs employeurs. Spontanées, elles sont de la même veine que celles des intermittents du spectacle envahissant les plateaux de télévision pour prendre la parole en direct ou de José Bové piétinant des plantations de maïs transgénique, même si elles ne franchissent pas, elles, les limites de la loi.

Ces nouveaux contestataires ont bruyamment chahuté les pratiques syndicales traditionnelles depuis la fin des années 1980. Ils ont réussi à pénétrer dans des secteurs comme la restauration rapide, la grande distribution, le nettoyage ou les centres d’appels, dont les salariés sont souvent jeunes, étrangers ou enfants d’immigrés, précaires, mal payés et méprisés. D’année en année, ces empêcheurs d’exploiter en rond gagnent en notoriété, avec des actions ciblées qui suscitent la sympathie du grand public. Lorsque, chez McDonald’s, en prenant sur le comptoir son plateau garni de frites, le client dit « bon courage » au jeune en tablier rouge, c’est parce que les nouveaux rebelles y ont mené des grèves très médiatisées pour dénoncer les conditions de travail, avec des slogans chocs (« Moi, esclave moderne »).

En face d’eux, les dirigeants sont extrêmement mal à l’aise. Ils se trouvent confrontés à des collectifs à géométrie variable, dont ils ont du mal à comprendre les motivations et les revendications, et dont les actions ont des effets ravageurs sur l’image de l’entreprise. Consultant en management social, Hubert Landier qualifie le phénomène de « paradigme du 11 septembre ». Selon lui, les patrons français sont aussi choqués par ces comportements radicaux que les Américains après la destruction du World Trade Center. D’où viennent ces attaques ? Qui sont ces activistes ? Pourquoi nous en veulent-ils ainsi ? Désorientés, la plupart des chefs d’entreprise tentent de se rassurer en minimisant le phénomène : il serait limité à une poignée de trotskistes et d’anarchistes et circonscrit aux frontières de la région parisienne... Bref, un feu de paille, voué à s’éteindre si les médias ne lui accordaient pas une importance démesurée. Consultant en relations sociales, Jean-François Guillot, fondateur de la société de conseil Cardinale Sud, ne partage pas ce point de vue. Il estime que le mouvement doit, au contraire, être pris très au sérieux : « La plupart des grandes entreprises sont habituées à une CGT style Armée rouge, dont les troupes obéissent aux ordres venus d’en haut. Les jeunes contestataires, eux, privilégient l’action. Ils sont prêts à zapper, à changer de syndicat s’ils ne se sentent pas écoutés. »

« Quelques secondes au journal télévisé font cent fois plus de mal que tous les tracts du monde »

Dans leur panoplie de combat, les rebelles disposent de deux armes de destruction massive : la communication et les réseaux. Leurs méthodes de communication, radicalement nouvelles, ont donné un sacré coup de vieux aux syndicats traditionnels, méfiants à l’égard des médias et experts en langue de bois. Les petits nouveaux, eux, s’autorisent tout. Leur maître mot ? Transparence. Tout doit pouvoir être dit, écrit et diffusé sur Internet, dont ils font une utilisation sans retenue. Plusieurs sites, alimentés par des bénévoles qui y consacrent leur temps libre, se font l’écho de leurs luttes sociales [2] Autrement plus efficace qu’une distribution de tracts à la sortie de l’usine !

Abdel Mabrouki, délégué syndical CGT de la chaîne de restauration rapide Pizza Hut, en a une nouvelle fois fait l’expérience au mois de décembre 2003. Il avait envoyé un communiqué à Indymedia, un site international qui diffuse des informations en plusieurs langues, pour annoncer la fin d’une grève en région parisienne. Un journaliste de l’AFP l’a aussitôt appelé pour lui demander des précisions. Ce jeune homme aux lunettes rondes, né en France de parents algériens, est tout sauf un gros bras. Son style ? Discret mais efficace. Il a eu plus d’une fois maille à partir avec les dirigeants de la CGT, qui lui reprochent de trop parler. Abdel n’a jamais accepté d’être muselé : « Je ne me suis pas battu pendant des années chez Pizza Hut pour m’écraser devant des permanents syndicaux. Lorsqu’on parle à la presse, il y a parfois des erreurs ou des approximations. Mais j’ai vite compris qu’un article dans un journal ou quelques secondes au journal télévisé font cent fois plus de mal au patron que tous les tracts du monde. » Abdel vient de franchir un pas de plus vers la notoriété en publiant un livre, Génération précaire [3], dans lequel il raconte ses dix années de lutte chez Pizza Hut.

Si la CGT a du mal à s’habituer à ce genre de pratiques, SUD, en revanche, a fait de la communication l’une de ses marques de fabrique. Le nom de ce syndicat, Solidaire, unitaire, démocratique, claque comme un slogan. Sa signification compte moins que son pouvoir évocateur d’un avenir meilleur.

 S’attaquer à l’image de l’entreprise

Ce n’est pas un hasard si SUD s’écrit en bleu sur les banderoles. Très proche de sa base et des luttes de terrain, SUD, fondé en 1988 par une poignée de dissidents de la CFDT  -PTT, a toujours refusé de créer une structure confédérale, afin d’éviter toute bureaucratie. Chaque section syndicale, de branche ou d’entreprise, dispose d’une totale indépendance et communique à sa guise. La Confédération nationale du travail fonctionne de façon similaire, autogestionnaire et anticentralisatrice. Ce syndicat révolutionnaire, au drapeau orné d’un chat noir aux poils hérissés, fondé en 1946, vit aujourd’hui une deuxième jeunesse, après une longue période de stagnation. Peu nombreux (environ 4 000 adhérents), mais adeptes de l’action directe, ses élus adorent, eux aussi, mettre le doigt là où ça fait mal : l’image de l’entreprise.

Monoprix l’a appris à ses dépens. Voici comment. Le 10 février 2003, une salariée d’un de ses magasins parisiens s’évanouit derrière sa caisse. Fabrice Noël, secrétaire de la section syndicale CNT, raconte la suite de l’histoire, qui lui a valu de se retrouver devant le tribunal correctionnel de Paris en janvier 2004 : « Après lui avoir donné un sucre et un verre d’eau, le patron l’a envoyée voir un médecin. En revenant de la consultation, elle a de nouveau fait un malaise. Elle est morte quelques heures plus tard. Son décès nous a bouleversés. J’ai raconté cette histoire dans le magazine de la CNT, sous le titre « Victime de l’exploitation ». Le 1er mai, nous avons placardé un agrandissement de la page sur la vitrine du magasin. »

Mauvais pour l’image de Monoprix ! La direction du magasin a aussitôt porté plainte pour diffamation. Heureusement pour Fabrice, le dossier était tellement mal ficelé que l’affaire n’a pas pu être jugée et a été reportée au 5 mars. Selon Jean-Jacques de Felice, l’avocat de la CNT, le jeune syndicaliste est irréprochable : « Diffamation suppose honneur bafoué. Qu’est-ce que l’honneur d’une entreprise ? L’action de la CNT s’inscrit dans le cadre de la liberté d’expression. Si l’on ne peut pas mettre en cause les pratiques d’une entreprise, il n’y a pas de lutte syndicale possible ! » Interrogée par L’Express, la direction de Monoprix se refuse à tout commentaire. L’affaire concerne un magasin franchisé : qu’il se débrouille !

 « Les militants n’ont pas l’esprit de chapelle, ce qui démultiplie leur force »

Monoprix est d’autant plus ennuyé par cette histoire que les élus CNT du groupe lui ont déjà donné du fil à retordre l’an dernier. Pour dénoncer les brimades dont était victime une élue, dans un autre magasin franchisé parisien, ils se sont appuyés sur l’image « développement durable », autour de laquelle l’entreprise communique abondamment. Ils ont écrit au président du directoire de Monoprix, avec copie à Tokia Saïfi, secrétaire d’Etat au Développement durable, ainsi qu’à de nombreuses associations et syndicats. Effet garanti : la salariée a soudain cessé d’être inquiétée.

La direction de Monoprix fait bien de se méfier. Car les nouveaux contestataires ont appris à se servir d’une seconde arme terriblement efficace : les réseaux altermondialistes. Lorsqu’un conflit éclate quelque part, l’information circule très vite. Des comités de soutien se mettent en place. Les rebelles n’ont pas l’esprit de chapelle, ce qui démultiplie leur force. Une grève lancée par des élus SUD sera soutenue sans arrière-pensée par des camarades de la CGT, et vice versa, ainsi que par des militants d’Attac ou d’AC ! (Agir ensemble contre le chômage). Les mêmes sympathisants d’extrême gauche se retrouvent un jour au sommet altermondialiste de Gênes, le lendemain ils soutiennent l’occupation d’une église par des sans-papiers et, le jour suivant, distribuent des tracts sur le trottoir du boulevard de Sébastopol, devant un McDo en grève.

Cette solidarité explique l’étonnant succès de la grève d’une poignée de femmes de ménage employées par un sous-traitant du groupe hôtelier Accor. Le mouvement est parti de quelques mères de famille d’origine africaine, menées par Faty Mayan, une robuste Sénégalaise de 43 ans, ex-militante CFDT  , ralliée à SUD (« La CFDT   ne nous défendait pas », résume-t-elle). Un beau jour de mars 2002, cette femme de ménage de l’hôtel Ibis de la porte d’Orléans, à Paris, en a eu marre des cadences infernales imposées par son employeur : quatre chambres à l’heure, six heures par jour, même pas le temps de faire une pause pour avaler un sandwich. Faty était loin de se douter que son ras-le-bol se transformerait en cas d’école du nouveau combat syndical ! Si elle et ses collègues ont réussi à soutenir une grève de onze mois, c’est que toute la nébuleuse altermondialiste s’est retrouvée à leurs côtés.

 « Les héritiers d’une tradition d’anarcho-syndicalisme, en rupture avec l’économie de marché »

Dans cette lutte, la cible n’était plus seulement la firme Arcade, l’employeur des femmes de ménage, mais le donneur d’ordres Accor, n° 1 européen de l’hôtellerie, 157 000 salariés, présent dans 140 pays sous les enseignes Novotel, Mercure, Ibis, Formule 1, pour ne citer que les plus connues. Les militants ont déployé des trésors d’imagination pour écorner l’image de la multinationale. En juin 2003, ils étaient plus de 200 à dérouler des banderoles sous le nez des petits actionnaires, réunis pour l’assemblée générale du groupe. Dans les halls des plus luxueux hôtels d’Accor, ils ont distribué aux hommes d’affaires des cartes postales à renvoyer à la direction, avec ce slogan terrible : « Nettoyage rime avec esclavage ». « Ce soutien a été extraordinaire, reconnaît Faty Mayan. Je n’ai jamais été à l’école. Je parle mal le français. L’entreprise profitait de nous. Grâce au réseau, nous avons gagné sur un point essentiel : la baisse des cadences. »

Pour mettre fin au conflit, la direction d’Accor, qui avait d’abord fait mine de ne pas être concernée (toujours le même refrain : ne nous mêlons pas des affaires internes de nos sous-traitants), a dû se résoudre à intervenir. Désormais, les contrats de sous-traitance passés par le groupe incluent des clauses sociales : interdiction de rémunérer les personnels à la tâche, présence obligatoire d’un manager employé par le prestataire sur le site de travail... Une leçon à méditer pour les employeurs tentés de traiter les rebelles par le mépris... « Cela serait aussi efficace que pour un fiévreux de casser son thermomètre, estime Jean-François Guillot. Ces nouveaux militants, aux méthodes avant-gardistes, sont en même temps les héritiers d’une profonde tradition d’anarcho-syndicalisme, en rupture radicale avec l’économie de marché. Leurs militants sont d’autant plus forts qu’ils sont prêts à se sacrifier pour leur cause. » En s’attaquant aux points faibles de l’économie contemporaine (travail précaire, sous-traitance, discriminations), à l’aide de techniques de communication et d’action parfaitement en phase avec leur époque, les nouveaux contestataires de l’entreprise ont devant eux un boulevard.

Hélène Constanty

Voir en ligne : l’Express

P.-S.


Le réseau Stop précarité, qui regroupe des syndicalistes CGT, SUD, CNT, FO, CFDT et des associations comme Attac et AC !, remporte un succès inespéré avec ses cours gratuits de droit du travail, ouverts à tous, dispensés à la Bourse du travail, à Paris, par une inspectrice du travail à la retraite.

Notes

[3Génération précaire, Le Cherche Midi, janvier 2004.

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