Cette nouvelle utopie sociale repose sur la mise en avant du risque comme « valeur des valeurs » [1] selon les mots de D. Kessler, inspirateur du projet et ex. numéro deux du MEDEF et F. Ewald. Elle puise dans la philosophie libérale selon laquelle la société se constitue à partir d’individus nomades, atomisés, confrontés à la lutte pour la vie, face à une nature considérée comme hostile et dans un univers de rareté des ressources. Traduite dans les termes du libéralisme économique, cette vision s’exprime dans la concurrence comme moteur de la vie en société.
Le risque dans ce contexte est le support idéologique d’une déconstruction sociale : toutes les créations collectives visant à mutualiser les risques concrets, tout enracinement des personnes dans des structures sociales porteuses de l’idée de dette collective, sont vus comme archaïsmes, obstacles à la créativité et à l’efficacité économique. La précarité généralisée, l’insécurité sont la condition du progrès dans une société dépouillée de tout contenu politique et réduite à une « communauté du risque » [2] selon l’expression de F. Ewald.
Cet habillage pseudo-philosophique, qui n’hésite pas à faire référence à Michel Foucault par la voix de son ancien secrétaire Ewald, laisse vite place aux réflexions plus prosaïques inspirées du principe de l’intérêt bien compris : « le risque est notre matière première » déclare D. Kessler, président de la Fédération Française des Société d’Assurance.
Cette « société du risque » participe d’un double mouvement : l’individualisation des risques sociaux d’un côté et la socialisation des risques économiques de l’autre.
Elle s’incarne dans des réformes visant à transférer aux individus la responsabilité de gérer leur « capital » retraite via la capitalisation, tout comme leur « capital » santé via l’assurance privée, ou encore leur « capital » emploi. Elle s’oppose à la mutualisation des risques, construite dans le cadre de l’État social depuis la fin du XIX° siècle et de l’État Providence ensuite. Cette dernière est fondée sur la construction d’un espace collectif de solidarité qui définit des droits, d’un espace politique qui organise le lien entre étrangers, sur la base d’une solidarité impersonnelle. En opposition à cela, les réformes en cours individualisent le risque et restreignent la solidarité à la base familiale, stricte ou élargie. Le thème récurrent de la proximité, en mettant en avant des valeurs d’ordre domestique, traduit ce déplacement d’une société politique vers une société économique. La santé, le travail ne sont plus des droits mais des biens.
L’individualisation des risques sociaux va de pair avec la socialisation des risques économiques et financiers. En effet, la notion de risque est constitutive de la naissance de l’imaginaire capitaliste selon lequel le risque est la source de l’innovation, et le profit la rémunération juste et légitime de la prise de risque. Néanmoins, cet esprit du capitalisme naissant était encore imprégné de l’idéal puritain et d’une certaine éthique de la responsabilité : le risque financier était assumé par le propriétaire du capital.
L’émancipation du capitalisme vis-à-vis de l’idéal puritain se traduit aujourd’hui par la dilution de la responsabilité face au risque.
Le passage programmé à un système de retraite par capitalisation illustre cette tendance et manifeste le lien entre individualisation des risques sociaux et socialisation des risques économiques. Les plans d’épargne salariale dans les entreprises enrôlent les salariés devenus actionnaires : lorsqu’une part de la rémunération de base se réalise en actions, les salariés-actionnaires sont soumis au risque financier.
De même, les exigences financières des apporteurs de capitaux, des fonds de pension notamment, conduisent de fait à fixer les rémunérations du capital indépendamment des performances de l’entreprise. C’est alors le coût salarial qui devient variable d’ajustement face aux incertitudes et qui supporte le coût du risque. À l’exploitation s’ajoute la schizophrénie !
Dans la société néo-libérale promise, le risque et l’insécurité constituent les fondations, la politique sécuritaire l’instrument de régulation.