Cette image vient de voler en éclat sous une rafale de mesures administratives et judiciaires. Rafik Abdeloumene Khalifa, 36 ans, propulsé à la tête du premier empire privé d’Algérie, ne quitte plus Londres depuis deux mois. « Il sait très bien qu’à Alger, il sera croqué vivant, dit un proche du dossier. Ceux qui l’ont protégé des années, lui donnant les passe-droits, masquant les embrouilles, sont ceux qui l’étranglent aujourd’hui. Le coup est d’autant plus violent qu’eux-mêmes ne pensaient pas le donner si vite. C’est la plus effrayante partie de Monopoly que j’aie vue. »
« Le profil du pigeon »
Devant les guichets de la banque Khalifa, dans les grandes villes, des milliers d’Algériens, canalisés par la police, tentent depuis quinze jours de savoir s’ils sont ruinés. « Khalifa, c’était le loto, raconte un spécialiste. Un taux d’intérêt de 10 % à 20 %, trois fois plus que les autres. » Fils de l’un des fondateurs des services secrets algériens, Khalifa a l’ambition de cette jeunesse dorée algéroise qui se grise de business en pleine guerre civile. Mais n’en a pas la prestance. Effacé, il est plutôt l’un de ceux que raille le reste de la bande : petit diplômé en pharmacie, mariage sans éclat, élocution embarrassée. « Bref, le profil du parfait pigeon », dit un proche.
C’est l’époque où s’enclenche le passage à l’économie de marché, toujours en cours aujourd’hui, qui met fin au monopole d’Etat en ouvrant la plupart des secteurs à la concurrence. Mais, à Alger, nul ne se fait d’illusion : seuls ont une chance de se lancer ceux qui appartiennent au cercle des généraux, réels détenteurs du pouvoir dans le pays. Leurs appétits sont d’autant plus aiguisés que cette première génération de dirigeants de l’Algérie indépendante arrive à cet âge où l’on pense à sa succession. « S’il ne leur est pas possible de léguer à leurs enfants les ministères ou l’armée, ils peuvent leur assurer les secteurs économiques, explique un ex-dirigeant du public. Dans chaque domaine, va s’opérer le même tour de passe-passe : la méthode du vampire. »
Face à l’entreprise d’Etat, se monte une affaire contrôlée par des gradés ou leurs proches. Outre les exonérations d’impôts ou de droit de douanes dont bénéficie la nouvelle née, lui sont basculés tous les contrats publics, dont bénéficiait jusque-là sa rivale d’Etat. Il n’y a plus qu’à la racheter pour un prix dérisoire, remplaçant le monopole d’Etat par un monopole de fait.
Paillettes, stars, festival
Dans une économie à genou après dix ans de guerre, l’affaire se corse pour les morceaux les plus juteux. « Déjà accusés d’avoir pillé le pays, les généraux ne pouvaient s’en emparer directement sans scandale, explique un cadre au ministère de l’Economie. Ils avaient besoin d’un homme de paille. A ce casting, Khalifa paraissait parfait. » D’autant qu’il n’a jamais travaillé dans le système, ce qui le préserve de toute accusation de corruption. Alors que sa petite société pharmaceutique vivote depuis six ans, il va d’un coup, entre 1998 et 2002, avec des capitaux minimums (dont l’origine reste l’un des points les plus obscurs du dossier), se positionner dans la banque, l’aviation ou le BTP. Et peut-être le pétrole. L’année dernière, alors que la gloire de Khalifa est au zénith, la privatisation de la toute-puissante Sonatrach (société nationale des hydrocarbures) tient l’Algérie en haleine. Si elle avait eu lieu, qui d’autre aurait pu y prétendre que le seul magnat algérien visible ? Car l’emballage est ici primordial. A la corbeille de Khalifa, on ajoute paillettes, stars, fêtes au festival de Cannes et, en feu d’artifice, le sponsoring de l’Olympique de Marseille ou de l’équipe nationale d’Algérie. De quoi laver, autre avantage, l’image du régime d’Alger qu’inquiète de plus en plus le syndrome Pinochet : l’éventualité de comparaître devant la justice internationale.
La partie est d’autant moins risquée qu’elle se joue, on vient de l’apprendre, avec l’argent des autres. Organismes et institutions publiques - depuis la Sécurité sociale jusqu’aux assurances de la Sonatrach - ont reçu l’ordre de virer leurs comptes à la banque Khalifa, colonne vertébrale de l’empire, alimentant la trésorerie. « Un fois raflées les plus belles pièces, l’étape suivante prévoyait de faire éclater l’empire, pour faillite ou pour malversation », poursuit un proche des services de sécurité algériens. Ne restait plus aux généraux qu’à se partager les morceaux. » Les versions divergent sur l’épilogue. Le pharmacien connaissait-il le dessous des cartes ? Autrement dit, aurait-il reçu au final une part du gâteau ? Ou aurait-il été lui-même emporté dans la tourmente ? « Dans ce deuxième cas, le démontage visiblement précipité du groupe pourrait lui avoir sauvé la vie. » Car tout est allé bien plus vite que prévu.
Une valise de millions
Le 24 février, alors qu’aucune mesure conservatoire n’est encore rendue publique, trois proches de Khalifa sont arrêtés alors qu’ils s’apprêtent à embarquer dans un jet privé pour l’aéroport du Bourget. Dans leur valise, 2 millions d’euros en billets. Selon certaines sources, le renseignement sur ce transport de fonds illégal serait venu de Paris, qui n’a aucune envie d’une interpellation si encombrante sur son territoire, à quelques jours de la visite de Jacques Chirac à Alger.
Or, entre les deux pays, le dossier embarrasse. C’est l’Hexagone que l’empire semble avoir choisi pour « communiquer », s’entourant de vedettes et d’équipes tricolores, implantant une chaîne de télévision. Au point que la DGSE, les services de renseignement français, ont produit une note confidentielle en octobre 2002, révélée dans Libération (1) et le Canard enchaîné. Soulignant « le manque de transparence », le rapport relève que « Khalifa Airways et Khalifa Bank ne sont pas des entreprises économiquement viables [...]. La bonne santé apparente du groupe ne peut s’expliquer que par un soutien financier extérieur et/ou des activités autres que celles officiellement mentionnées. » Une demande d’enquête parlementaire lancée par le député Vert Noël Mamère, alourdit encore la barque. Le dossier est évoqué au plus haut niveau. Si Paris affirme qu’il s’agissait « d’une légitime curiosité face à l’ampleur prise par le dossier en France », Alger croit y déceler des avertissements. Et prend peur.
« Il a pété les plombs »
Depuis, il n’est de jour à Alger, où ne se dépèce un morceau de l’empire. « C’est d’autant plus visible que la bureaucratie se venge, frustrée et humiliée d’avoir vu passer tant d’argent facile, de pistons, de pots-de-vin alors qu’elle-même s’appauvrit chaque jour », dit un fonctionnaire. Il y a de quoi ronger : le jeune pharmacien a multiplié les erreurs de gestion, plaçant aux postes clés des parents ou des copains de lycée. « Il avait pété les plombs : trop gros pour lui », explique un spécialiste de l’aéronautique. Le 3 mars, un administrateur est désigné pour le secteur bancaire. Le 5 mars, Khalifa Airways se sépare de quinze gros porteurs en leasing, limoge treize directeurs. Le 6, le groupe de BTP Holzman est revendu.
Si durs sont les coups, chacun veille à ce qu’aucun ne soit mortel. Hier encore, aucun des organis mes publics n’avait retiré ses fonds de la banque Khalifa, évitant la panique totale des épargnants et industriels.
Reste à savoir qui a donné le signal du lâchage, à un an d’une élection présidentielle qui détermine toutes les énergies et les fureurs du sérail algérois. En terme d’image, c’est au chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika que l’effondrement du symbole d’un capitalisme à l’algérienne coûte sans doute le plus cher. Après des commentaires acerbes sur le groupe à son élection en 1999, il avait tourné casaque, poussé notamment par le général Larbi Belkheir, son appui et intermédiaire le plus sûr face aux généraux, mais aussi, selon la DGSE, principal bâtisseur de l’empire Khalifa. Deux des frères Bouteflika avaient rejoint l’état-major du groupe. Dans ce cas, l’attaque pourrait venir de ceux, parmi les militaires, qui ne se sont pas résignés à un second mandat du Président, déjà candidat.
Et tout le monde le lâche...
D’autres observateurs donnent une version opposée de la situation. Ils relèvent que les proches de Bouteflika sont aujourd’hui les premiers à planter leurs banderilles et multiplient les déclarations sur les « problèmes » du groupe. Voyant des adversaires partout à l’approche du scrutin, Bouteflika se serait laissé intoxiquer par son entourage, persiflant que Rafik Khalifa comptait lui aussi être candidat : « Un homme d’affaires au pouvoir, comme à Madagascar. » Il aurait pris un coup de sang.
« Il y a encore six mois, le groupe, comme tout ce qui brille, attirait l’Algérie entière, dit un homme d’affaires. Aujourd’hui, tout le monde a intérêt à lui tomber dessus. Y compris ceux qui l’ont créé. Pourquoi pas ? Pensant que la situation tournait mal, ils auraient préféré dégonfler le groupe de peur qu’il ne leur éclate à la figure. » Lundi soir, dans une interview pour la chaîne LCI, Rafik Abdelmoumene Khalifa démentait tout en bloc. Il est à Londres depuis deux mois. Le travail, dit-il. Avant de lâcher : « Il n’y a encore aucune affaire contre moi ».
(1) Libération du 30 octobre 2002.
Par Florence AUBENAS et José GARÇON